article publié originellement sur Substack le 21 juin 2021
« Mais ? Comment peux-tu être certain que ce disque va te plaire ? demandait Jérôme à sa copine qui retournait la pochette de vinyle qu’elle venait d’extraire d’un large bac.
— J’en sais rien. Mais la pochette est tellement belle.
— Tu connais le groupe au moins ?
— Non, jamais entendu parler. J’le prend. On verra bien. »
Jérôme leva les yeux au ciel et la suivit jusqu’au comptoir de la boutique.
Unknown-Unknown-Unknown
Explorer la boutique d'un disquaire, c'est s'exposer à trois niveaux d'inconnu. De quoi se perdre, ou découvrir.
L’écrivain britannique Mark Forsyth explique avec joie, dans un petit volume baptisé The Unknown Unknown 1, le bonheur qu’il y a à entrer dans une librairie et à y être exposé, sauvagement, à l’inconnu. À y trouver ce que l’on n’était pas venu chercher.
Mark Forsyth y détaille notamment les niveaux d’inconnus auxquels nous pouvons nous exposer : le known-unknown – ces choses dont nous connaissons l’existence mais que nous n’avons jamais abordées, comme ces livres de Barbara Cartland que je n’ai jamais ouverts – et le unknown-unknown – ces choses inconnues dont nous ne soupçonnons même pas l’existence, comme… comme… impossible de vous les nommer puisque que j’en ignore même la dénomination. ;-)
Pour Mark Forsyth, entrer dans une librairie est une opportunité de s’exposer à cet inconnu-inconnu…
J’animais la semaine dernière une conférence lors du BlendWebMix de Lyon [NDLR : ensemble des conférences autour du Web et du design, disparu depuis] dont le sujet principal était l’Hypertexte, et la façon dont cette technologie – même si le mot n’est pas juste – reproduit notre façon de penser et permet de nous exposer à l’inconnu. Ce même inconnu que décrit Mark Forsyth. Je n’y utilisais pourtant pas la métaphore de la librairie, mais plutôt celle du bac à disques, du cratedigging.
Le cratedigging, c’est cette façon décrite un peu plus haut de fouiller un bac empli de vinyls pour y trouver, forcément, ce qu’on n’est pas venu y chercher. Je m’explique, anecdote personnelle à l’appui, avec mes excuses pour ceux qui trouveront que je radote légèrement : quand j’étais petit, il y avait à côté de la chaîne hi-fi de la maison un bac en plastique contenant les quelques vinyls de mon père. Beaucoup de musique classique, forcément du Dean Martin et un album dont la pochette représentait un cowboy sur un cheval, en plein rodéo 2. Une quelconque compilation de musique country – que j’ai longtemps associée à Johnny Cash. Je n’en aimais pas forcément la musique, mais cette pochette m’intriguait…
Ma première approche de la country donc, bien longtemps avant que Johnny Cash n’entreprenne les American Recordings qui le rendront à nouveau populaire, c’était la pochette d’un 33 tours. C’est cette photographie de cowboy qui m’a ouvert un univers que je ne connaissais pas et m’a fait écouter une musique dont je ne soupçonnais pas l’existence. Un Unknown-Unknown.
La magie du bac à disque est multiple. Fouiller dans les bacs d’une boutique de vinyle nous expose en fait à un triple inconnu, un Unknown-Unknown-Unknown.
Tout d’abord, même si nous orientons notre exploration vers un style ou une lettre bien précis - certains disquaires sont particulièrement vastes - nous trouvons toujours un groupe inconnu, dont nous ne soupçonnions pas l‘existence, attiré souvent par la pochette, son graphisme, son style, son univers. Nous aimons cette photo, ce dragon, ce chanteur en gros plan, même si nous n’avons jamais entendu parlé de lui et n’avons jamais été exposé à sa musique. C’est l’inconnu-inconnu de Mark Forsyth. Mais plus loin, cette pochette, même si elle nous plaît, est inapte à décrire la musique qui est gravée dans le plastique noir.
"You can’t judge a book by its cover" chantait Bo Didley 3. Aimer une pochette n’est pas aimer la musique, et si certains codes existent – oui, une pochette de metal sera toujours une pochette de metal – rien ne présage de ce que l’on va réellement écouter avant que le saphir n’ait commencé à arpenter le sillon. Cette musique, c’est le troisième niveau d’inconnu. L’Unknown-Unknown-Unknown.
La beauté du bac à disques.
Pour extrapoler autour ce la conférence de la semaine dernière… À l’image de cette exploration vers l’inconnu, on pourrait rêver d’une façon similaire d’arpenter le Net : là où l’Hypertexte nous permet d’ouvrir des portes, il reste explicite à moins d’être spécifiquement détourné. Les liens textuels qui parcourent le Web révèlent déjà les contenus qu’ils cachent - ou qu’ils ouvrent. Que serait un Web sur lequel les liens ne seraient que graphique et n’expliciterait en rien les contenus qu’ils abritent ?
Peut-être une belle expérience à imaginer. Qu’en pensez-vous ?
Photo d'en-tête : Kevin Turcios (21 juillet 2020) / https://unsplash.com/fr/@kevin_turcios_
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FORSYTH Mark, The Unknown Unknown – Bookshops and the Delight of not Getting What you Wanted, Iconbooks, Londres, 2014, 23p ↵
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DISCOGS, Various – Country From Nashville, Discogs, [Consulté le 18/04/2025], disponible à l'adresse : https://www.discogs.com/fr/release/12034912-Various-Country-From-Nashville ↵
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DIDLEY Bo, You Can't Judge a Book by the Cover, Youtube - mis en ligne le 7 avril 2016, [Consulté le 18/04/2025], disponible à l'adresse : https://www.youtube.com/watch?v=OkJ9glPmv7c ↵