L'article que vous lisez n'est pas celui que j'ai écrit…

Ce que vous lisez n’est pas ce que j’ai écrit. Jamais. Car chaque lecture individuelle d’un texte est propre et colorée par votre propre imaginaire.

François Houste, le 17 mai 2021

article publié originellement sur Substack le 17 mai 2021

L’écran du robot afficha une erreur. Après avoir ingurgité des centaines de mega-octets de texte et de connaissance, l’androïde semblait bloqué. Pour sa mémoire centrale, les notions s’entremêlaient, se contredisaient même parfois. Ce n’était pas seulement une question de vocabulaire, son lexique était plus développé que celui de la majorité des hommes. C’est autre chose. Il avait besoin de l’aide d’un humain pour y voir plus clair.
Ce fut son assistant-humain qui l’éclaira et lui expliqua. Si le robot bloquait et ne pouvait comprendre l’intégralité des thèses qu’il ingurgitait, c’était parce qu’il n’avait pas d’imaginaire. Il était cartésien, et ne réfléchissait qu’en “définition”, qu’en lexique pur. L’humain expliqua :

« Chaque auteur écrit avec son propre imaginaire, sa culture, son histoire. Un exemple simple : quand untel parlera de Famille, il se référera à son enfance et à la façon dont il a grandi auprès de ses parents et de ses frères. Quand tel autre utilisera le même mot, il fera référence à ses amis d’adolescence, ceux qui l’ont réellement compris quand il a quitté jeune sa maison après un conflit avec son père. Si tous deux utilisent le même mot, ils n’évoquent pas la même réalité.
Mais ce qui est important, c’est ce que leur usage du vocabulaire va évoquer pour toi, plus encore que le sens des mots. Pour que tu puisses, à ton tour, te construire ta culture, ton histoire, ton imaginaire… »

Le robot écoutait avec attention, et comparait chaque mot prononcé par l’humain avec les données de son lexique. Et il ne comprenait pas plus…

Tissus de liens

Ce que vous lisez n’est pas ce que j’ai écrit. Jamais. Car chaque lecture individuelle d’un texte est propre et colorée par votre propre imaginaire. L’histoire qui démarre ce nouveau billet peut vous évoquer différents imaginaires : ceux d’Isaac Asimov dans sa description des robots, ceux du 5e Élément de Luc Besson dans lequel Leeloo découvre l’humanité et ses horreurs par le biais d’une encyclopédie. Et certainement d’autres encore qui sont les vôtres. Des imaginaires que je ne connais pas, ou que je n’associe pas à cette histoire car ils sont porteurs pour moi d’autres idées et d’autres récits.

Votre version de cette histoire de robot n’est pas ma version de cette histoire de robot.

C’est sans doute Pierre Lévy qui parle le mieux de cela - dans mon imaginaire - dans son Qu’est-ce que le virtuel ? 1 :

[…] Mais pendant que nous le replions sur lui-même, produisant ainsi son rapport à soi, sa vie autonome, son aura sémantique, nous rapportons aussi le texte à d’autres textes, à d’autres discours, à des images, à des affects, à toute l’immense réserve fluctuante de désirs et de signes qui nous constitue. Ici, ce n’est plus l’unité du texte qui est en jeu, mais la construction de soi, construction toujours à refaire, inachevée. Ce n’est plus le sens du texte qui nous occupe, mais la direction et l’élaboration de notre pensée, la précision de notre image du monde, l’aboutissement de nos projets, l’éveil de nos plaisirs, le fil de nos rêves. […]

Du texte lui-même, il ne rest bientôt plus rien. Au mieux, grâce à lui, nous aurons apporté quelque retouche à nos modèles du monde. Il nous a peut-être seulement service à faire entrer en résonnance quelques images, quelques mots, que nous possédions déjà. Parfois, nous aurons rapporté un de ses fragments, investit d’une intensité spéciale, à telle zone de notre architecture mnémonique, un autre à tel tronçon de nos réseaux intellectuels. 2

Lire, c’est tisser des liens. Pierre Lévy n’évoque pas le terme “hypertexte” dans ce passage, mais il l’utilise un peu plus loin, expliquant même qu’il ne parle au final que de cela. Quand nous lisons un texte, ou quand nous écrivons un, nous tissons des liens avec nos références, nos lectures, notre culture, nos imaginaires passés. C’est pourquoi chaque lecture est unique, parce que chaque imaginaire est unique.

Dans son article As We May Think de 1945 - article fondateur de notre Internet moderne - Vannevar Bush imagine un système capable d’enregistrer les liens de notre cerveau afin de les re-parcourir à volonté 3. On y enregistrerait simplement le cheminement de la pensée, nos sauts du coq à l’âne, et en garderait une trace parcourable et partageable. Tim Berners-Lee a quelque part mis en pratique ce concept sur le réseau Internet à l’aide de son HTML et de sa technologie hypertexte. Il a permis à chacun de conserver une trace et de ses partager les liens qu’il tisse, plus universellement qu’avec des notes de bas-de-page.

Ces liens, ces « ça me fait penser à… » que nous enchaînons sans relâche, sont une opportunité d’enrichir le Web et fournir aux autres navigateurs le moyen d’enrichir leurs propres liens. C’est pourquoi il me semble important aujourd’hui de continuer à utiliser des formats - textuels, visuels - qui permettent de conserver ces liens, plutôt que - ou en complément - des capsules hermétiques de données que peuvent être les contenus de certains réseaux sociaux. C’est de cette façon que le Net pourra continuer à propager et développer sa richesse.


Photo d'en-tête : Patrick Tomasso (7 mars 2016)


  1. LÉVY Pierre, Qu'est-ce que le vituel ?, La Découverte, Paris, 1998, 160p 

  2. Ibid. 

  3. BUSH Vannevar, As We May Think, The Atlantic, New York, 1945, disponible en ligne à l'adresse : https://www.theatlantic.com/magazine/archive/1945/07/as-we-may-think/303881/