Réécrire les fictions à l'heure de la technologie...

Qu’est-ce qui se passe si on introduit une innovation technologique dans un récit existant ? À quoi ressemblerait le Sur la Route de Jack Kerouac si les voitures y étaient autonomes ?

François Houste, le 5 mai 2021

article publié originellement sur Substack le 05 mai 2021

Sur la route…

Dean Moriarty arriva à trois heures du mat’, à moitié énervé, à moitié lassé. Il avait plaqué le boulot de livreur Amazon qu’il avait à Frisco, juste le temps de rassembler l’argent nécessaire au voyage. Avec ses bitcoins en poche, ou plutôt dans son smartphone, il avait loué une belle Tesla autonome qui l’avait conduit d’une traite de la Californie au New Jersey. Un voyage long, et ennuyeux. Assis sur la banquette arrière de la voiture automatique, shooté au thé en permanence, il n’avait rien eu à faire… Pas de conduite, pas de choix d’itinéraire. Seulement regarder le paysage, les grandes plaines et les villes dans lesquelles ont ne croisait plus que d’autres voitures autonomes. Des milliers de miles seul, sans une seule rencontre.

L’adrénaline de la conduite lui manquait, les tremblements de la carrosserie quand il poussait la tire à fond. Les chaos de la route. Tout était lisse désormais. Triste. Vide. Pas une seule fois la caisse ne n’avait fait un arrêt imprévu, en dehors des stations de recharge automatiques, et des pauses programmée pour aller aux gogues. Pas une seule fois elle n’avait embarqué quelqu’un. Dean était resté seul sur la banquette pendant de trop longs miles. Tout était silencieux désormais.

Comme à son habitude, une fois descendu de la bagnole, la première chose dont il avait besoin, c’était de parler.

Dean Moriarty, c’est l’un des protagonistes de Sur la Route, le roman phare de la Beat Generation, paru en 1957 et signé Jack Kerouac. Il met en scène plusieurs personnages - qu’on ne qualifiera pas de héros - et leurs errances le long des routes d’Amérique au sortir de la Seconde Guerre Mondiale. Évasion, découverte, partage, drogues, etc… Sur la Route est un roman de génération, celle qui cherche ses raisons d’exister dans l’Amérique de l’aube des années 60, secouée par la guerre, triomphante, mais vide de sens et d’imaginaire alors que la Guerre Froide va se lever.

La voiture, omniprésente, y est l’instrument de la découverte du pays et de la découverte de soi, l’outil qui permet de s’affranchir des limites du quotidien. Celui qui permet de franchir les frontières et de s’autoriser les excès. Un lieu non-cadré dans lequel la société n’a pas prise. Un vecteur de rencontre. La mythologie automobile dans toute sa splendeur.

Qu’est-ce qui se passe si on introduit une innovation technologique dans ce genre de récit ? À quoi ressemblerait le Sur la Route de Jack Kerouac si les voitures y étaient autonomes ? C’est ce à quoi je me suis essayé dans les paragraphes un peu plus haut.

On pardonnera le style qui tente, sans succès, de singer Kerouac, pour s’interroger sur la relation à l’automobile des protagonistes… L’adrénaline et la fatigue induits pas la conduite cèdent la place à… de la lassitude comme lors d’un très long trajet en autobus. Les auto-stoppeurs qui peuplent le livre existent-ils encore, ou est-ce que le réseau de transport s’organise autour de postes-relais, comme autant de gares-routières ? Peut-on choisir, en conséquence, de voyager seul, ou de ne pas partager son véhicule-autonome avec tel ou tel voyageur en fonction de sa réputation, de sa notation sur la plateforme de réservation ? Comment s’organisent les pauses ? Les êtres humains ont toujours besoin de s’arrêter pour uriner, pour se nourrir… mais les longs trajets restent possibles le temps d’une sieste, d’une nuit - comme ces longs trajets nocturnes de Dean Moriarty et Sal Paradise dans le livre original…

Et surtout, qu’est-ce que tout cela change pour les personnages ? Ceux qui se construisent, s’émerveillent, vivent le temps des rencontres et des imprévus, peuvent-ils encore vivre la même aventure dans un monde automobile planifié, organisé par les algorithmes ?

Concernant l’automobile, nous avons de toutes façons tout le temps qu’il faut pour imaginer des scénarios : Tesla a encore eu des accidents récemment avec son mode autopilote, Lyft s’est séparé de son département ‘autonomie’ au profit de Toyota et surtout on est en droit de s’interroger sur le fait que le monde d’après soit encore un monde automobile (oui, Amsterdam supprime, encore, des places de parking). L’automobile autonome individuelle n’est pas - encore une fois - pour cette année.

Mais pour en revenir à la fiction, et pas qu’à Kerouac, il est intéressant de partir d’un imaginaire existant et de voir ce qu’y change l’apport d’une technologie. Et si Valmont et les autres correspondants des Liaisons Dangereuses échangeaient via WhatsApp ? Et si les protagonistes du Heart Of Darkness de Joseph Conrad passaient à la visioconférence ? Et si ? Et si ?

L’exercice peut s’avérer passionnant : extrapoler sur une histoire connue, et maîtrisée, permet d’imaginer les impacts de la technologie sur les comportements d’une autre façon.

Et vous, quelle oeuvre avez-vous envie de réécrire ?


_Photo d'en-tête : Rémy Jacquaint (9 novembre 2017)_